Le réflexe du circonflexe

Qualifié « d’hirondelle de l’écriture » par Jules Renard, l’accent circonflexe m’étonne et me séduit.
  
Il est le symbole du combat orthographique des conservateurs et réformateurs. Apparu seulement en 1740 dans la troisième édition du dictionnaire de l’Académie française du fait de la résistance de l’affiliation latine du mot, il subit de nouveau une remise en question par la réforme récente de l’orthographe de 1990. L’accent  circonflexe sur les voyelles A, E et O est conservé, mais il n’est plus obligatoire sur I et U sauf quand il a une fonction distinctive. On peut donc désormais écrire « ile, dime, diner, gite, abime, traitre, chaine, faite, s’il vous plait, connaitre, piqure, bruler, croute, voute, gouter, cout, assidument, jeuner, etc. » Je ne vous cacherai pas que cela me chagrine, mais je dois en tenir compte dans mes corrections. Il reste indispensable pour le passé simple, « nous prîmes », l’imparfait du subjonctif, « qu’il prît », le plus-que-parfait du subjonctif, « il eût pris », et dans les mots où la distinction de sens est nécessaire, tels que « il croît » (de croître) et « il croit » (de croire), mûr (l’adjectif) et mur (le nom), sûr (adjectif) et sur (préposition), etc. 
 MAÎTRE ET TABLEAU NOIR
 
  
Ce beau chapeau signale l’allongement d’une voyelle, généralement causé par la chute d’une consonne, s le plus souvent, ou par la réduction d’un hiatus, succession de deux voyelles. Cette disparition d’un phonème ou d’une syllabe dans un mot s’appelle l’amuïssement. Sur le e,  l’accent circonflexe est ouvert et se prononce ai. Le mot guêpe, anciennement « guespe » a vu son s disparaître comme dans blêmir anciennement « blesmir ». Le verbe bêler anciennement « beeler » a vu son deuxième e s’effacer. Sur le o, le chapeau s’est fermé et se prononce au, comme dans rôle anc. « roole » avec l’effacement du o ou tôt anc. « tost » avec la chute du s. Sur le u, la prononciation ne change pas, comme dans brûler anc. « brusler », mûr anc. « meür » ou soûl anc. « saoul » qui a vu son a disparaître. Sur le a, le timbre est modifié par l’accent dit vélaire (lettre articulée près du voile du palais) ou postérieur, comme dans âge anc. « aage » et bâiller anc. « baailler » où le a s’efface, ou bien encore âme anc. « anme » où le n chute. Sur le i, la phonétique n’est pas modifiée, comme dans abîme anc. « abisme », île anc. « isle », boîte anc. « boiste » ou chaîne anc. « chaeine ». 
ACCENT CIRCONFLEXE
 
Certains mots orthographiés avec un chapeau l’abandonnent dans les mots dérivés. La consonne disparue peut même réapparaître. C’est là toute la magie du français !
Citons quelques cas : âcre, âcreté et acrimonie; arôme et aromatique; bâton et bastonnade; bête et bestial; côte et coteau; croûte et croustillant; diplôme et diplomatique; fraîche et frais;  fête et festif; goût et déguster; hôpital et hospitalier; infâme et infamie; pôle et polaire, etc.
                                           
 
L’accent circonflexe permet également la distinction entre des homonymes, qui peut parfois être marquée dans la prononciation. 
Citons des exemples: rôder (errer) et roder (mettre au point); pêcher (du poisson) et pécher (commettre un péché); le nôtre, le vôtre (pronoms possessifs) et notre, votre (adjectifs possessifs); tâche (travail) et tache (salissure); jeûne (privation de nourriture) et jeune (adjectif); côte (os, pente, rivage) et cote (estimation, marque de classement).
 FAÎTE DE MAISON
 
  
Ce chapeau respectable se retrouve dans les conjugaisons. Au présent, les verbes naître, connaître, paître, paraître, croître, donnent « il connaît, il croît »… Le verbe gésir donne « il gît » ou « ci-gît ». Au passé simple, les premières et deuxièmes personnes du pluriel ont des terminaisons en -âmes, -âtes, -înmes, -întes, -îmes, -îtes, -ûmes, -ûtes, comme dans « nous chantâmes, vous fîtes, nous eûmes, vous vîntes » . À l’imparfait et au plus-que-parfait du subjonctif de la troisième personne du singulier, l’accent remplace le s présente aux autres personnes: -ât, -ît, -ût, comme dans « qu’il chantât, qu’il fît, qu’il fût, qu’il vînt. »  Les participes passés des verbes croître, devoir, mouvoir, portent l’accent uniquement au masculin : crû, , . Il disparaît aux féminin et pluriel : crue(s), crus, due(s), dus, mue(s), mus.
 
Je vous livre une astuce : une voyelle portant le chapeau n’est jamais suivie d’une consonne double, comme dans pâte et bête au contraire de patte et bette (plante).
 
Enfin, en guise de conseil : si vous avez encore le réflexe du circonflexe, gardez-le, vous en avez le droit et  même la fierté.
                                               Ne sortez pas sans votre chapeau.
 
Accent circonflexe vénéré, vos admirateurs, dont je fais partie, s’adressèrent à vous :
                                                        « Nous vous tirâmes notre chapeau et vous aimâtes sans relâche. »
 
 
CHAPEAU BAS