Jadis et naguère

Le passé invite parfois à une tristesse rêveuse. Paul Verlaine ne s’y trompe pas en baptisant son recueil de poèmes Jadis et naguère (1884).  Des mots justes viennent habiter ce sentiment mélancolique. Jadis, autrefois, naguère et d’antan sont de ceux-là. Ils font écho à un passé vague, mais chacun y dessine sa nuance. Hormis le mot « autrefois » qui est d’un usage courant, les trois autres sont du registre du langage littéraire, soutenu ou poétique. Immisçons-nous dans leurs secrets.

JADIS ET NAGUERE

Jadis, adverbe invariable, provient d’une contraction de l’ancien français datant du XIIe siècle, « ja a dis ». Détaillons cette contraction d’antan : « ja » du latin jam, déjà, « a » du verbe avoir signifiant « il y a » et « dis » du latin dies, jours. Nous obtenons alors « il y a déjà des jours » qui se traduit de nos jours par « dans le passé lointain, autrefois, il y a bien longtemps ». Dans l’expression figée « le temps jadis », l’adverbe se construit comme un adjectif épithète. Ex. : Jadis, quand les papes régnaient sur Avignon (de 1309 à 1418). Cela était bon au temps jadis. N’oublions pas de prononcer le S final de jadis. 

Autrefois, apparaît donc comme un synonyme de jadis. Adverbe de temps, il signifie « anciennement, dans un passé lointain, jadis ». Au sens propre, il se traduit par « une autre fois ». C’est pourquoi cet adverbe s’appliquait dans l’ancienne langue aussi bien à l’avenir qu’au passé. Ce n’est qu’à la fin du XIIe qu’il ne s’emploie que pour évoquer le passé. Néanmoins, outre son usage plus commun, « autrefois » se réfère à des périodes plus contemporaines que le vocable « jadis » qui lui, correspond à des périodes beaucoup plus anciennes. 

JADIS ET AUTREFOIS

L’adverbe naguère nous fait voyager dans son univers poétique. Son écriture rare est parfois fautive. Issu de la contraction du vieux français « n’a guère », le mot littéraire de naguère se traduit au sens propre par « il n’y a pas beaucoup de temps », soit « il n’y a pas longtemps ». Il se rapporte donc à un passé très récent et signifie « récemment, il y a peu de temps ». Or il est moult fois prononcé ou écrit dans le sens de « autrefois, jadis » à tort. On parle alors de glissement de sens. Ex. Naguère, les dinosaures peuplaient la Terre; il faut écrire « Jadis, les dinosaures peuplaient la Terre. »  Par contre, il est juste de dire : « Cette usine, naguère si florissante, subit aujourd’hui la crise de plein fouet. » En ancien français « naguères » prenait parfois un S.

 

Victor Hugo

Demeurons poètes et faisons résonner les mots d’antan. Du latin classique ante, avant, et annum, année, la locution adjectivale d’antan a pour sens premier, « l’année d’avant, il y a un an ». Autrefois, « antan » s’employait comme nom pour dire « l’année dernière ». De nos jours, il sert de complément prépositionnel d’un nom et désigne désormais un passé lointain synonyme d’autrefois. Ex. Les coutumes d’antan. Ce nouveau glissement sémantique serait dû, selon certains grammairiens, à une mauvaise interprétation du vers de François Villon (1431-1463) dans sa Ballade des dames du temps jadis : « Mais où sont les neiges d’antan ? ». L’intention du poète reste incertaine entre le sens premier de « l’an passé » et celui plus général de « jadis ». Cette poésie sera chantée par Georges Brassens en 1953. 

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Les jours s’égrainent au fil du temps,  naguère de près, d’antan et d’autrefois d’un peu plus loin, et jadis, du fond des âges.

Saynète

D’emblée, j’entends des voix gronder et me souffler ma faute : n’écrit-on pas scénette ?

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La tentation peut être grande comme une erreur qui se répand.

Le philosophe suisse, Henri-Frédéric Amiel, écrivit :

« Une erreur est d’autant plus dangereuse qu’elle contient plus de vérité. »

Oui, nous sommes tentés par cette science relative aux processus de la pensée rationnelle qu’est la Logique, d’écrire « scénette » comme une petite scène. Ce pourrait être soit un petit lieu où se passe l’action théâtrale, soit une petite partie d’un acte composant une pièce de théâtre. Le nœud de la question pour ne pas dire le hic est que ce mot de « scénette » n’existe pas ! Quoi qu’on en pense, quoi qu’on en dise, quoiqu’on entende, quoi qu’on en lise, il ne figure pas dans notre beau dictionnaire. C’est ainsi. Utilisé fréquemment, il s’agit bel et bien d’une erreur courante, d’un mot incorrectement écrit. 

Le bon mot, surgi de nulle part, est le mot saynète qui nous viendrait d’une autre planète, si je puis dire. Nom féminin, son origine est espagnole, du mot sainete, morceau délicat, et sain, graisse. Le latin vulgaire saginatus, engraissé, en serait le point de départ. Sa sémantique a évolué au cours des siècles. Au XIVe, on lui attribue le sens de « petit morceau de graisse donné en récompense à un faucon de chasse ». Il se transformera ensuite en « toute bouchée agréable au goût », puis en « toute chose plaisante ». Au XVIIe, une « pièce bouffonne en un acte que l’on donnait avant le deuxième acte d’une comédie en guise d’entracte » fait son apparition, avant de devenir une « petite pièce comique espagnole » du XVIIIe, et plus généralement une « petite pièce comique très courte » au XIXe. Il resta longtemps du genre masculin avant de céder au genre féminin. Les femmes sont terribles…

Notre Larousse actuel lui prête de nouveau la définition d’une pièce comique du théâtre espagnol, mais lui accorde en second sens vieilli, celui de sketch ou de courte pièce avec peu de personnages. Rien ne vaut un exemple, extrait du sketch « Parler pour ne rien dire » de Raymond Devos :

 Mesdames et messieurs … je vous signale tout de suite que je vais parler pour ne rien dire. Oh! Je sais! Vous pensez : « S’il n’a rien à dire … il ferait mieux de se taire! » Évidemment ! Mais c´est trop facile ! … C´est trop facile ! Vous voudriez que je fasse comme tous ceux qui n´ont rien à dire et qui le garde pour eux ? Eh bien, non ! Mesdames et messieurs, moi, lorsque je n´ai rien à dire, je veux qu´on le sache ! Je veux en faire profiter les autres ! Et si, vous-mêmes, mesdames et messieurs, vous n´avez rien à dire, eh bien, on en parle, on en discute ! Je ne suis pas ennemi du colloque. Mais, me direz-vous, si on en parle pour ne rien dire, de quoi allons-nous parler? Eh bien, de rien ! De rien ! Car rien … ce n´est pas rien, la preuve c´est qu´on peut le soustraire. Exemple: Rien moins rien = moins que rien ! Si l´on peut trouver moins que rien, c´est que rien vaut déjà quelque chose ! On peut acheter quelque chose avec rien ! En le multipliant Un fois rien … c´est rien, deux fois rien … ce n´est pas beaucoup ! Mais trois fois rien ! … Pour trois fois rien, on peut déjà acheter quelque chose ! … et pour pas cher! Maintenant, si vous multipliez trois fois rien par trois fois rien : Rien multiplié par rien = rien et trois multiplié par trois = neuf. Cela fait rien de neuf ! Oui … Ce n´est pas la peine d´en parler!…

En essayant de ne pas parler pour rien, voici d’autres mots écrits bien souvent incorrectement, et toujours pour de bonnes raisons, mais oui !  

L’incorrect cauchemard prend trop souvent le D de cauchemarder ou cauchemardesque, alors qu’il s’écrit tout simplement cauchemar.
Connexion prend un X et non CT comme dans le mot incorrect connectioninfluencé à tort par le verbe connecter et le nom anglais connection. 
Le magasin peine à se contenter du S en empruntant un Z fautif d’un magazin inexistant, mais influencé par le magazine des kiosques venu d’Angleterre.
Le choix cornélien ou dilemme pose forcément problème en confondant avec le dilemne qui n’existe pas, mais ressemble étrangement à l’adjectif indemne.
 

Et même si notre saynète rime avec sornettes et qu’elle en raconte parfois, je n’ai trouvé malheureusement aucun moyen mnémotechnique pour le retenir. Dommage…avec deux M.

 

« La Némésis de Darwin » signé Thierry Dufrenne

 

 

la némésis de darwin
L’histoire s’enracine dans un flash-back sanguinolent, puis dans une curieuse coupure électrique… 

  Aux années qui passent succèdent des naissances intrigantes, entremêlées d’une épidémie mystérieuse de cadavres…

  Et toujours, cet air de flûte sous une cape noire, ces morsures inquiétantes et ce pentacle dessiné telle une signature…

 

  Thierry Dufrenne signe son quatrième roman et pactise encore une fois avec l’horreur criminelle.

  Je vous avouerai que certains passages de ce roman noir peuvent donner la nausée tant les détails y sont saisissants de précision.

  Alors pourquoi ce thriller fantastique se retrouve-t-il sur le site d’ÉCRIRE ENSEMBLE ?

  Car au-delà de l’insoutenable, l’auteur nous hypnotise dès les premiers mots, « Il bat. », pour ne plus nous lâcher jusqu’au mot de FIN.

Le fantastique devient alors réalité l’espace de 173 pages. La magie de l’écriture, limpide et raffinée, s’opère. Étoffé par de jolis mots, le scénario infernal s’enclenche : abysse (gouffre marin ou profondeur de la personnalité), évanescente (qui s’efface petit à petit), succubes (démons femelles), chafouine (rusé, adroit et sournois), Némésis (Déesse grecque de la vengeance divine)… En voici un court extrait : « Blottie dans leurs sangs, bercée par leurs chaleurs évanescentes, elle avait passé la nuit dans ce panorama résolument pourpre, leur dernier coucher de soleil. »

Bref, un livre qui vous prend à la gorge et ne vous relâche qu’à l’agonie…

 

 

 

Pâque et Pâques.

Il est des mots qui mettent la pagaille dans la langue française et nous donnent de sacrés maux de tête. Pâque, pâque, Pâques ou bien pâques ? Le suspens sera de courte durée : tous à la fois, avec ou sans majuscule, au singulier ou au pluriel, au féminin ou au masculin. Même en mettant tous vos œufs dans le même panier, vous n’aurez jamais un seul mot de Pâques. Vous êtes prêts ? Alors c’est parti pour fêter Pâques, non la Pâque je voulais dire, et nourrissons-nous de la pâque sans oublier de faire nos pâques

Tentons de faire simple là où tout semble embrouillé. Pâque, nom féminin singulier, désigne la fête juive qui commémore la sortie d’Égypte du peuple hébreu, sa libération et l’annonce de sa rédemption messianique, c’est-à-dire le salut apporté par Jésus-Christ à l’humanité pécheresse. En effet, à l’époque des pharaons, les Hébreux vivaient en esclavage en Égypte. Leur traversée de la mer Rouge à pied sec a permis de séparer le pays de la servitude et celui de la Terre promise. C’est donc le passage de l’esclavage à la liberté. La Pâque juive célèbre la naissance d’Israël en tant que peuple et se veut la fête de la Liberté. 

Traversée mer Rouge

Traversée de la mer Rouge

À l’origine, Pâque est un mot hébreu pessa’h qui signifie passage. Il évoque le passage de Dieu au-dessus des maisons des Hébreux qu’il voulait épargner quand il fit mourir les premiers-nés d’Égypte. Il a été traduit en grec biblique par Paskha. De là serait issu le mot du latin ecclésiastique Pascha, qui désignait la Pâque juive et l’agneau pascal que les Juifs mangeaient pour célébrer la Pâque. Le latin populaire a transformé Pascha en pascua, nourriture, pâture du verbe pascere, paître, nourrir. La pâque avec un p minuscule, nom toujours au féminin singulier, désigne  cet agneau sacrifié qui au sens figuré représente Jésus sacrifié dans la religion juive. Manger la pâque, c’est manger l’agneau. Saviez-vous que traditionnellement une coupe de vin est posée sur la table et que la porte d’entrée est laissée ouverte ? Ce sont des signes pour accueillir le prophète Élie qui participe à la Pâque juive. Notons qu’avant le XVe siècle, Pâque s’écrivait Pasque, et qu’il a donc fallu la chute du S, dit amuïssement, au profit de l’accent circonflexe sur le A.

Vers le XVe siècle, la distinction sémantique (relatif au sens des mots) a été marquée par la graphie entre Pâque, la fête juive et Pâques, la fête chrétienne. Mais d’où viendrait ce mot Pâques avec un s, sachant pertinemment que les premiers chrétiens observaient la Pâque et non les Pâques ? Il semblerait que Pâques était  simplement une fête païenne célébrant le printemps et la première pleine lune après l’équinoxe de printemps (durée égale du jour et de la nuit). Le nom anglais de Pâques, Easter,  ou celui allemand, Ostern, confirmerait cette origine païenne. Ils désigneraient une divinité anglo-saxonne du printemps et de la fertilité, Eostre ou Ostara, en l’honneur de laquelle un festival se tenait chaque année avec ses offrandes, des œufs peints ou le lièvre (devenu lapin), symbole de fécondité et animal fétiche de la déesse.

EOSTRE OU OSTARA

EOSTRE ou OSTARA

Revenons à nos moutons, et détaillons de plus près ce mot Pâques. Notre cher dictionnaire nous apprend qu’en ancien français, Pasques était le plus souvent considéré féminin pluriel, parfois féminin singulier, mais que dorénavant il est masculin singulier et ce, malgré le S. Vive notre belle langue française si rationnelle… Pâques désigne à la fois la fête chrétienne catholique célébrant la Résurrection de Jésus-Christ tous les ans, mais aussi le jour de cette fête. Ex. : Cette année-là, Pâques était tardif, car il tombait le 24 avril. Tout serait limpide si la grammaire française n’était pas si diabolique et venait transformer notre genre masculin et notre nombre singulier en féminin pluriel lorsque notre beau mot de Pâques se fait accompagner d’une épithète. Ex. : Joyeuses Pâques ! À Pâques fleuries (le dimanche des Rameaux précédant Pâques). À Pâques closes (le dimanche qui suit Pâques, aussi appelé Quasimodo). Notre mot peut aussi s’écrire sans majuscule dans l’expression « faire ses pâques », c’est-à-dire recevoir la communion à Pâques dans la religion catholique. Le p minuscule se justifie car pâques désigne par métonymie le nom commun « communion ». 

Pâques

La Résurrection du Christ le jour de Pâques.

Savez-vous que la pâquerette se nomme ainsi pour sa floraison à Pâques ?

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Devinez-vous quel jour fut découverte l’île de Pâques en Polynésie ?

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L’île de Pâques isolée dans le sud-est de l’océan Pacifique.

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Les moaï, statues géantes de pierre volcaniques sur l’île de Pâques.

Le Néerlandais Jacob Roggeveen découvre cette île perdue le dimanche de Pâques 5 avril 1722.

Avant de fêter ce dimanche de Pâques 2015, ÉCRIRE ENSEMBLE vous offre un florilège d’expressions :

À Pâques ou à la Trinité
 
Noël au balcon, Pâques au tison
 
Tarde que tarde, en avril aura Pâques
 
Pâques désirées sont en un jour allées
 
Il ne faut pas mettre Pâques avant les Rameaux
 
Celui qui doit être pendu à Pâques trouve le carême bien court
 
 

JOYEUSES  PÂQUES

 

 

 

 

Pour un journalisme d’ESPÉRANCE, entretien avec Frédérique Bedos

Habitée par la force de l’Amour, elle imagine un journalisme différent, porteur d’espérance. Elle, c’est Frédérique Bedos, une femme de cœur et de conviction à l’énergie contagieuse et au sourire rayonnant. Son parcours de journaliste internationale sur les chaînes américaines, anglaises, puis françaises (MTV, France 2, M6, MCM et W9) l’a menée à un triste constat : « Notre monde vit dans une ambiance anxiogène qui crée la peur et nous empêche d’aimer. L’espérance, elle, est une boule d’énergie qui nous pousse à agir. Oui, l’espérance libère de la peur. » Alors, elle part à l’aventure en créant en 2010 LE PROJET IMAGINE, un média philanthropique et indépendant. Philanthropique, en voilà un joli mot, mais que recèle-t-il ? Son étymologie vient du grec ancien philanthrôpos, qui aime les hommes, phίlos, amoureux et άnthrôpos, homme, genre humain. Un philanthrope aime l’humanité, les hommes, les autres. Inspiré par cette bienveillance, le Projet Imagine met en lumière des « héros anonymes », des personnes qui dans l’ombre œuvrent pour le bien de tous. Ces films portraits sont diffusés sur le site internet www.leprojetimagine.com et sont ponctués de conversations de fond avec des philosophes, des sociologues, des politiques. Un fonds de dotation permet d’aider concrètement les actions de ces héros. « Aider ceux qui aident » afin de dessiner un beau cercle vertueux, telle est l’idée créatrice de ce nouveau média qui détonne dans le paysage audiovisuel actuel.

Cercle vertueux

ÉCRIRE ENSEMBLE : Bonjour Frédérique, parle-nous de ton Projet Imagine.

FRÉDÉRIQUE BEDOS : Bonjour Marie-Agnès, je me suis fait le plus beau métier du monde, même si c’est une bagarre quotidienne. Le challenge est de trouver des fonds. Il faut avoir de la pédagogie, c’est-à-dire non seulement expliquer comment marche notre média, mais aussi dire que c’est important et utile. Quand tu bâtis un orphelinat en Afrique, on comprend tout de suite tes besoins. Dès que tu parles de faire des films pour un média philanthropique qui exclut cet esprit d’accumulation d’argent, mais au contraire privilégie un esprit de redistribution, il y a une dissonance car c’est inhabituel. Oui, on a besoin d’ONG (Organisation Non Gouvernementale à but non lucratif) pour faire quelque chose d’authentique, sincère, intègre, qui va détonner par rapport à ce que les médias nous diffusent. Les gens n’ont pas conscience qu’il y a une urgence civilisationnelle sur ce qui nous est servi chaque jour en termes de médias. Leur moral est atteint par les mauvaises nouvelles incessantes de la télévision, mais ils ne voient pas l’effet de pollution intense que cela a dans leurs vies ni les conséquences graves sur la joie de vivre. Ce climat anxiogène grignote l’espérance dans nos cœurs. Si nous n’avons plus d’espoir, c’est très grave parce que nous ne pourrons plus nous lever de notre fauteuil en disant : « Je vais agir, je rêve d’un monde meilleur, j’y crois ». Quand je donne des conférences, j’explique par exemple qu’une des dernières études américaines spécifie qu’un adolescent arrivé à l’âge de 17 ans a déjà vu environ 18 000 meurtres par la télévision, les jeux vidéo, les journaux télévisés. L’enjeu de civilisation est bien présent. Dans quel monde, quel état d’esprit voulons-nous faire grandir nos enfants sachant que beaucoup de parents utilisent la télévision comme baby-sitter ? Nous passons entre 3 h 30 et 5 h devant la télé chaque jour, soit entre 10 ou 15 ans sur toute une vie ! Oui, nous avons besoin de dons pour nous aider à faire en sorte que les médias redeviennent plus à notre service. C’est déjà le premier challenge.

Le deuxième challenge est de se battre pour que ces films aient de la visibilité. Nos films sont faits pour qu’il y ait une véritable contagion. L’idée est qu’en regardant ces films de héros, on ait envie soi-même d’entrer dans la danse, de se demander : « À mon niveau, que puis-je faire, dans quoi puis-je agir ? » L’intérêt est là. Plus nos films sont vus par beaucoup de gens, plus on a de l’impact sur la société dans son ensemble. On va à la rencontre des chaînes de télévision du monde entier pour leur dire : « Montrez nos films ». Cela demande des moyens, du temps, de l’énergie, de la conviction. Ce n’est pas du tout simple. On fait un peu « exploser » le système, car le monde des médias ne marche pas sur la philanthropie.

ÉCRIRE ENSEMBLE : Qui travaille avec toi pour la réalisation de tes films ?

FRÉDÉRIQUE BEDOS : Toutes les équipes viennent travailler bénévolement. C’est un challenge fou de trouver des professionnels des médias, cadreurs, ingénieurs du son… qui libèrent de leur temps. Tous veulent bien, car en se lançant dans ces métiers, ils avaient envie de faire de belles choses. Dans le Projet Imagine, il y a une aventure humaine magnifique. Ils vont aller à l’autre bout du monde rencontrer des gens qui font des choses formidables, qui vont être des exemples pour eux, leur diffuser une énergie, un respect de la vie. Ce sont des valeurs magnifiques. On ne part pas dans un tournage Imagine sans en revenir différent, c’est sûr. C’est pourquoi ils trouvent la conviction d’être là. Ils doivent tous jongler, travailler en plus pour gagner leur vie, et dès qu’ils trouvent du temps, ils se rallient au Projet Imagine. Certaines compétences sont trop chronophages pour leur demander entièrement du bénévolat. Pour exemple, le montage d’un film demande 8 h de travail par jour pendant plus d’un mois. Tous doivent faire des efforts financiers pour travailler au Projet Imagine.

ÉCRIRE ENSEMBLE : Explique-nous ce formidable cercle vertueux.

FRÉDÉRIQUE BEDOS : Le cercle vertueux se forme grâce à l’utilisation de nos dons. Non seulement nous réalisons ces films qui sont un outil de communication professionnelle pour nos héros, mais en plus nous donnons des coups de pouce financiers aux héros qui en ont le plus besoin. Nous avons une double casquette, d’un côté un média, de l’autre une ONG qui aide. C’est pour cela que notre slogan est « Pour aider ceux qui aident ». Nous sommes un fonds de dotation, et notre activité est d’intérêt général.

ÉCRIRE ENSEMBLE : Ton film DES FEMMES ET DES HOMMES fait le tour du monde. Il a été présenté à l’ONU de Genève le 6 mars 2015 en clôture du Conseil des droits de l’Homme et à l’occasion de la Journée internationale de la Femme. Il fut également visionné le 13 mars aux Nations Unies à New York dans le cadre de la Commission de la condition de la femme (CSW). Raconte-nous.

Cine-ONU

 

FRÉDÉRIQUE BEDOS : Oui, c’est une très belle reconnaissance. De plus, la chaîne TV5 monde diffuse notre film dans le monde entier, traduit en 16 langues. On peut le regarder sur leur site internet consacré aux femmes, les terriennes. Ce film sur l’égalité entre les hommes et les femmes du monde a été projeté à Matignon dix jours après les évènements de Charlie Hebdo. Ce soir-là, je l’ai vu avec un œil nouveau. Il prenait un autre relief, car tous les sujets brûlants du moment sont abordés dans le film : le terrorisme, l’extrémisme religieux, les journalistes qu’on veut faire taire, etc. Or c’est bel et bien un film sur les droits des femmes, la condition de la femme, la position de la femme dans notre société. Si on veut résoudre ces problèmes, il faut prendre à bras-le-corps tout ce qui est autour de l’égalité des genres. C’est très rare que les gens y pensent de cette façon-là parce qu’il y a eu beaucoup trop d’idéologies qui sont venues se greffer sur ce thème de l’égalité entre les femmes et les hommes. Certaines personnes, convaincues d’avoir la vérité, sont parfois trop clivantes dans leur message et ne réussissent qu’à opposer les uns contre les autres. Or le fil rouge de tous nos films est toujours de faire du journalisme d’espérance avec beaucoup de bienveillance et de respect. In fine, le but est de faire des films utiles, qui nous inspirent et nous encouragent à bâtir le meilleur ensemble. Si on fait tout pour se monter les uns contre les autres, comment va-t-on bâtir ensemble ? Nous trouvons d’autres éclairages qui unifient et qui pourtant sont parfois sévères. Nos héros regardent les problèmes bien en face et remontent les manches pour aller dans l’arène. Ils refont le monde en actions et pas en bla-bla. Dans le film, nous traitons ce sujet de la manière la plus globale possible pour montrer à quel point la situation est grave et prégnante. Si notre état d’esprit changeait, on pourrait résoudre la situation. Il faut changer les esprits et opérer une prise de conscience.

ÉCRIRE ENSEMBLE : Est-ce pour ce changement d’état d’esprit que tu organises des discussions de fond avec des philosophes, sociologues et politiques ? 

FRÉDÉRIQUE BEDOS : Oui. Au début, j’ai appelé cela conversations de fond. En 2011, lorsque j’ai interviewé Jean-Paul Delevoye, à l’époque Médiateur de la République, c’était une conversation. Nos héros anonymes étaient selon lui des « combattants de l’espoir ». Actuellement, on réalise une refonte complète des rubriques de notre projet. Le film DES FEMMES ET DES HOMMES est dans cette rubrique, et l’on voit bien que c’est bien plus qu’une simple conversation, c’est un an de tournage. Tous les reportages, les documentaires sur les sujets de société participent également à cette réflexion. Avec le Projet Imagine, on peut tout aborder même les divertissements, les jeux, etc. La question essentielle qui se pose est : «  Quel genre de traitement et dans quel état d’esprit le faisons-nous ? » Nous intervenons encore une fois avec un esprit bienveillant, un esprit de respect, un esprit qui unifie, un esprit qui veut agir dans le concret. Je pense que cela change tout !

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ÉCRIRE ENSEMBLE : Comment ton aventure a-t-elle évolué ?

FRÉDÉRIQUE BEDOS : L’aventure a commencé par ma première vidéo de 7 minutes qui raconte l’histoire de mes parents. Quand je l’ai mise en ligne, les gens ont été touchés sans forcément bien comprendre tout ce que je voulais faire. C’est cela qui est drôle. Ils sont venus vers moi en me disant : « Je suis touché, si tu as besoin de moi, je suis là ». On a fait les premières vidéos en empruntant des caméras, des micros, c’était du délire ! Maintenant, effectivement, l’idée est de professionnaliser, de faire en sorte qu’on ait des donateurs réguliers. C’est un vrai travail, une bataille. Petit à petit, j’ai confiance.

On revient de New York où j’ai présenté le film aux Nations unies. J’en ai profité pour faire des rendez-vous avec des gens des médias, des diffuseurs, des producteurs. En mars 2013, j’avais été invitée par l’ONU à venir parler au Conseil des droits de l’Homme. À l’époque, je venais de terminer le film sur la justice restaurative (optique sur la manière de faire justice, orientée prioritairement vers la restauration des souffrances et dommages causés par un délit). En le visionnant, l’ONU a découvert le Projet Imagine et m’a répondu : « Finalement, ce que vous mettez en place, c’est un projet qui prône et met en valeur les droits de l’homme. En mars 2013, le programme mondial d’éducation des droits de l’homme aura 20 ans. On aimerait que vous fassiez une conférence pour nous partager votre vision du rôle des médias dans l’éducation des droits de l’homme. » J’étais impressionnée, moi, le petit Projet Imagine. Grâce à cette intervention réussie, j’ai ainsi pu rencontrer des personnes extraordinaires. Malgré la machine administrative qu’est l’ONU, des gens idéalistes et très engagés, avec des destins incroyables, y travaillent. Lorsque j’ai commencé à tourner mon film DES FEMMES ET DES HOMMES, j’ai entendu Ban Ki-moon, le secrétaire général des Nations Unies, faire une allocution spécifiant ses inquiétudes sur les objectifs du développement non atteints. Il affirmait que nous reculions dans le monde entier de façon très significative sur le droit des femmes. Quand j’ai entendu cela et je le dis très clairement dans le film, j’ai été troublée de me dire que l’on reculait à ce point là. Je pensais que peu à peu, on grignotait du terrain. En fait, non, nous sommes dans une période de reculade sévère. En tant que journaliste, il fallait que j’en prenne conscience et que je comprenne mieux. J’en ai parlé à mes amis de l’ONU en leur disant que j’allais faire un reportage et ils ont été très enthousiastes. Les gens que j’interviewe sont passionnants ; ils parlent avec leurs « tripes » et nous apprennent énormément de choses. 

ÉCRIRE ENSEMBLE : Quelles actions de tes héros anonymes privilégies-tu ? Une action reconnue d’utilité publique ou bien juste un charisme, une générosité, qui sans le savoir peut agir autour d’eux. Acceptent-ils tous de témoigner ?

FRÉDÉRIQUE BEDOS : En fait, il y avait une vingtaine de héros que j’avais déjà repérés par moi-même, puis j’ai lancé la grande campagne de dénonciation de héros dans le monde entier (rires). Aujourd’hui, je n’arrête pas de recevoir des mails, des messages, sur des héros potentiels. La liste d’attente s’allonge… Je ne fais pas dans l’ordre chronologique de réception, mais je regarde surtout ce que je sens être pertinent. L’idée est de faire un panel, un éventail très riche. Chaque héros ou héroïne s’attaque à une problématique différente, le fait dans un univers spécifique et vient de pays multiples. Toute cette énergie se libère et se développe dans le monde entier. Chacun a son type d’action. Je ne regarde pas si leur action a été décrétée d’utilité publique ou si au niveau administratif, ils ont une petite ou très grosse structure. Le charisme est important c’est vrai, car ce sont des personnes et non des associations dont je fais le portrait, qui doit durer entre 20 et 45 minutes. Il faut des gens qui dégagent quelque chose, car notre but est surtout de créer une contagion. Il doit se passer quelque chose de fort, pas forcément une personne volubile. J’essaie de rencontrer les personnes avant, mais lorsqu’ils sont à l’autre bout du monde, je n’ai pas toujours les moyens. Je dois faire preuve de discernement, glaner les bonnes informations, des indices sur la personne et sur ses actions. Il faut une originalité soit dans l’action, soit dans la biographie de la personne, soit dans les deux. Il faut quelque chose d’accrocheur, car autrement je ne vais pas avoir d’histoire à raconter. L’originalité peut être dans la solution apportée, dans l’action ou les moyens d’action qui ont véhiculé une nouvelle idée, une nouvelle vision de la manière d’agir. Ce peut être aussi une personne qui a un parcours de vie exceptionnel, comme par exemple, le portrait de Martin Maindiaux. Il travaille pour l’association Enfants du Mékong, une ONG qui fait des actions formidables au profit de l’enfance du Sud-Est asiatique, mais dont on parle déjà beaucoup. La vie de Martin est hallucinante, elle donne le tournis. Bien sûr, je mets en valeur l’action qu’il est en train de faire aujourd’hui, mais via tout un parcours de vie qui est tellement rocambolesque, incroyable. C’est avant tout le portrait d’une personne.

Il faut toujours que j’arrive à convaincre mes héros de me recevoir. Je n’ai pas eu un seul héros, une seule héroïne avec qui cela a été facile. C’est très intéressant. Ce sont des humble heroes, des héros humbles qui n’ont pas du tout envie d’avoir la lumière. Certains peuvent même penser que c’est risqué pour eux, mais ils se rendent compte que non. Je comprends qu’ils puissent le voir ainsi, car le monde des médias d’aujourd’hui peut rendre le reportage larmoyant à l’excès ou à l’inverse peut le déformer, le rendre provocateur ou scandaleux. Du coup, nos héros se méfient des médias et ils ont raison. Nous apportons notre différence grâce à notre parcours qui parle de soi et à mon histoire personnelle qui joue aussi pour une part. Je leur dis en résumé : « Il n’est plus temps d’être timide, il y a urgence. Nous sommes à la croisée des chemins, le pire comme le meilleur est en face de nous ; il faut agir urgemment et on a besoin d’exemples comme vous. » Dans le début de mes films de héros, il y a toujours cette grande explication : « Qu’est-ce qu’un Héros Imagine ? C’est une personne qui ne cherche pas la lumière et qui ne prétend pas être exemplaire… Mais c’est une personne bien décidée à aimer… Et aimer envers et malgré tout, c’est assurément héroïque ! Un héros Imagine sommeille en chacun de nous… » Dans notre pauvreté, dans notre humanité, tout ce qu’on est capable de faire doit nous encourager. Actuellement, je connais une personne qui refuse de me recevoir, mais je n’ai pas renoncé (rires). J’ai confiance. Je pense qu’il y a un moment parfait, particulier pour chacun. Chaque fois qu’un de mes films tourne pour l’un ou pour l’autre, je me rends compte que le film arrive à un moment précieux pour ces personnes, dans un chemin de vie, à un moment où ils en avaient besoin et ils ne le savaient même pas. C’est magique. Il y a quelque chose qui nous dépasse. C’est comme une mission.

ÉCRIRE ENSEMBLE : Sais-tu ce que tes héros font avec vos dons ?

FRÉDÉRIQUE BEDOS : Pour l’instant, ce sont de petits dons. En général, ils bouclent leur budget tout simplement. Quand je vois à qui je donne un don, je sélectionne pour quel héros cela fera la différence. Par exemple, quand je fais le portrait de Jean-Guy Henckel avec les Jardins de Cocagne, le plus long film tourné de 45 minutes, son action est déjà très grosse et ses besoins se chiffrent à quelques centaines de milliers d’euros voire des millions. Donc si je débourse cinq mille euros pour son action, je ne vais pas suffisamment subvenir à ses besoins réels. La différence, je la fais en lui offrant ce film, un très beau film sur son action, complet et professionnel. Tandis que lorsque je fais un don à Ryadh Sallem ou à Dominique Pace (voir la rubrique « héros anonyme » sur le site du Projet Imagine), je sais très bien que ce don de cinq mille euros leur a permis de boucler leur budget, car ils sont chaque année à quelques milliers d’euros près. Là, on fait la différence, cela a du sens. Demain avec plus de budget, nous pourrons aider à hauteur de plus et même simplement initier les choses. Je suis très vigilante de ce que je fais avec ces dons et je reste dans la ligne que je me suis fixée. Un jour à la fois. Nous réalisons, à notre niveau, des choses qui ont du sens pour nous.

ÉCRIRE ENSEMBLE : Quel est ton rôle dans « La France s’engage » ?

la France s'engage

FRÉDÉRIQUE BEDOS : C’est encore très drôle de voir le destin du Projet Imagine qui est tout petit et qui se retrouve dans de grands projets, l’ONU, La France s’engage. Il y a 12 personnalités qui ont été choisies pour conseiller le Président de la République sur l’innovation sociale dans ce chantier présidentiel qui se veut humain. Les personnes choisies représentent de grosses entités telles que le secours catholique, l’ADIE (Association pour le Droit à l’Initiative Économique), très reconnues pour leur action sociale, mais aussi de grosses entreprises comme La Poste et Danone. Et puis, il y a le petit Projet Imagine. L’innovation sociale est portée par l’idée de l’initiative citoyenne. C’est en effet ce que font nos héros tous les jours en réinventant de nouvelles solutions pour faire face à des problèmes de société. Chacun à notre niveau, nous pouvons agir. Notre projet s’inscrit dans la dynamique de La France s’engage et cherche à mettre la lumière sur ces plus belles énergies de notre pays qui se donnent pour faire avancer le monde. Tout cela est en dehors de tout parti pris politique. C’est un engagement très fort.

ÉCRIRE ENSEMBLE : Tu as rencontré récemment un jeune pianiste, Tristan PFAFF. Dis-nous tout…

FRÉDÉRIQUE BEDOS : Encore une belle rencontre. Tristan est un jeune pianiste virtuose, lauréat du concours international Long-Thibaud. Touché par notre Projet Imagine, il m’a proposé d’offrir un concert le soir même de ses trente ans. J’ai accepté avec joie ce geste spontané et généreux. Il présentera en avant-première son prochain album à paraître chez Aparté, Piano Encores. Venez nombreux le jeudi 23 avril 2015 à 20 h 30 salle Gaveau.

ÉCRIRE ENSEMBLE : Merci Frédérique de ce moment partagé ensemble et bon vent à ton Projet Imagine et à tes héros anonymes du monde entier.

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Dans cet entretien, Frédérique Bedos nous parle à plusieurs reprises de son histoire personnelle, du puzzle de sa vie. J’ai été bouleversée en lisant son livre La petite fille à la balançoire. Elle y délivre un message d’espoir grâce à l’amour inconditionnel reçu de ses parents adoptifs. L’Amour n’a pas de limites…
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Gardons en mémoire cette belle parole de l’abbé Pierre :

« Il ne faut pas attendre d’être parfait pour commencer quelque chose de bien ! « 

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